jeudi, février 05, 2015

Marceline Loridan-Ivens

Marceline Loridan, sur-vivante

Soixante-dix ans après la libération d'Auschwitz, Marceline Loridan, rescapée de Birkenau, témoigne, inlassablement.
Marceline Loridan-Ivens, née Rosenberg ». C'est ainsi qu'elle aime décliner son identité. Marceline, car lorsqu'elle est née, à Épinal, en 1928, ses parents, qui avaient fui la Pologne dix ans plus tôt, tenaient à lui donner un prénom français. Mais le second, Meriem, est yiddish. C'est celui qu'elle a choisi pour Anouk Aimé, qui joue son rôle dans La Petite prairie aux bouleaux, ce film sur le retour d'une ancienne déportée à Auschwitz Birkenau, qu'elle a réalisé en 2003Meriem vient de « mir », qui signifie myrrhe, et de « yam » : l'océan.
Loridan, c'est le nom de ce garçon « très beau », grand et gentil qu'elle a épousé en 1952 pour « reconquérir sa liberté » loin d'une mère avec qui elle n'arrivait pas à s'entendre, loin d'une famille détruite, loin aussi du château de Gourdon, près de Bollène (dans le Vaucluse), que son père avait acheté pendant la guerre en pensant y mettre sa famille à l'abri, et où Marceline et lui ont été arrêtés le 29 février 1944 - elle avait 15 ans. Ivens est le nom de l'homme de sa vie, le documentariste hollandais Joris Ivens, auprès de qui elle a réussi à se reconstruire, et avec qui elle a réalisé de nombreux documentaires.
Née Rosenberg, Marceline a préféré garder, après la guerre, le nom de son premier époux : l'antisémitisme était encore très fort ; s'appeler Loridan, c'était « plus facile ». Mais aujourd'hui elle aime rappeler son nom, celui de son père. De même qu'elle aime porter toutes sortes de petites étoiles de David en bijou. « Parce que je suis juive et que je les emmerde. »
Ce qui frappe - et touche - au premier contact, c'est la curiosité très vive avec laquelle Marceline Loridan sonde votre âme tout en vous accueillant avec chaleur ; la malice, le sourire dans son regard, autant que sa gravité. Mais encore la silhouette si frêle de cette femme qui a sur-vécu aux camps de la mort et garde, à 86 ans, le port d'une danseuse. Sa chevelure flamboyante enfin : « Je suis née rousse, et mon père en était si heureux qu'il a dansé, paraît-il, le charleston avec moi. »
Marceline vous reçoit dans son appartement douillet de la rue des Saints-Pères, au coeur de Saint-Germain-des-Prés. Son salon, rempli de livres et de disques (du jazz surtout), est gardé par le dragon du vent, une toile de Huang Yongyu, qui trône au-dessus d'un confortable canapé crème ; évocation de la Chine où, pendant la Révolution culturelle, elle a longuement séjourné avec Joris Ivens. Évocation également de ce film si poétique, le dernier qu'elle a écrit et réalisé avec lui : Une histoire de vent (1988), dans lequel se pressent la mort prochaine de ce « Hollandais volant ». Le vent, ou cette métaphore du passage entre terre et ciel.
Marceline Loridan n'a pas assisté à l'arrivée des troupes soviétiques à Auschwitz le 27 janvier 1945. Elle faisait partie de ceux qui avaient été évacués fin novembre 1944 vers le camp de Bergen-Belsen (à l'approche des Alliés, les Allemands vidaient peu à peu les lieux), puis dans le camp-ghetto de Theresienstadt (près de Prague). Elle se souvient du premier Russe s'approchant du camp : « Il était à moto, avec un drapeau rouge. » C'était le 10 mai 1945, deux jours après la capitulation allemande. « Trop tard » pour ressentir de la joie, tant les détenus étaient épuisés, tant étaient grandes l'angoisse de ce qu'ils allaient retrouver et ne plus retrouver, la peur de se découvrir seul survivant dans sa propre famille. C'est de Pilsen, en zone américaine, qu'elle et quatre autres rescapées de Birkenau rejoignent la France, grâce au soutien de prisonniers français qui insistent pour qu'elles soient rapatriées avec eux (le rapatriement des déportés n'était pas une priorité).
Si elle en avait eu les moyens, elle ne serait pas retournée en France, dans ce pays aux valeurs duquel ses parents avaient cru, où ils avaient espéré trouver refuge et où la police les avait arrêtés, elle et son père, et envoyés vers la mort. Elle a bien eu envie, plusieurs fois, de partir : en 1947, en essayant de s'engager pour combattre en Israël, « mais ils ne m'ont pas prise : j'étais mineure ». A la fin des années 1970, elle veut s'installer à New York, tant l'énergie qui se dégage de cette ville lui fait sentir qu'elle y a enfin « trouvé sa place ». Mais Joris, qui a 30 ans de plus qu'elle, ne veut pas quitter Paris.
C'est autrement et ailleurs qu'elle prend le large, et cela dès les années 1950. Francis Loridan part travailler comme ingénieur à Madagascar. Elle est censée l'y retrouver mais reporte son départ, puis annule - et finit par le quitter. Impossible pour elle « d'aller dans un pays où les Blancs faisaient travailler les Noirs ». C'est à Saint-Germain des Prés qu'elle s'évade et grandit : dans « ce monde de la pensée, de la modernité et de la poésie ». Elle loge à l'hôtel La Louisiane, où séjournent des jazzmans noirs américains ; elle va danser au Tabou, fréquente la cinémathèque française (« J'étais obsédée par l'idée de faire du cinéma »), tape des manuscrits pour Roland Barthes.
Une de ses connaissances, Edgar Morin, l'entraîne dans l'aventure du film qu'il prépare avec Jean Rouch : Chronique d'un été (1961) - une « expérience de cinéma vérité », selon ses auteurs. En voyant ce film, Joris Ivens aurait dit : « Cette fille, si je la rencontre, je pourrais tomber amoureux d'elle. » On le comprend. Cette jeune femme qui demande aux passants, dans la rue, s'ils sont heureux et les écoute avec tant d'attention, de gravité, de sensibilité est très émouvante. C'est aussi dans ce film qu'elle parle, pour la première fois, d'Auschwitz, et de son père, sans lequel elle est revenue. C'est par ce film qu'elle entre dans le monde du cinéma.
Un an plus tard, cette ancienne « porteuse de valises » pendant la guerre d'Algérie rejoint celui qui est alors son compagnon, Jean-Pierre Sergent, dans une Alger tout juste libérée, et tourne avec lui son premier documentaire : Algérie année zéro - le film a été censuré pendant quarante ans. Joris Ivens, qu'elle a rencontré peu avant, a accepté de la mettre en relation avec son monteur pour terminer le film. Elle le croise peu après l'avant-première, dans une exposition de photos sur Cuba. « Et là nous ne nous sommes plus quittés. »
Ensemble ils partent au Vietnam, en pleine guerre, tourner 17e parallèle (1967), pour montrer les exactions des Américains et la vie souterraine des Vietnamiens qui se défendent avec leurs humbles moyens et leurs valeurs - la solidarité, l'égalité... Le film fleure la propagande communiste. Puis ils entament une longue série de film sur la Chine de Mao : Comment Yukong déplaça des montagnes (sorti en 1976). Joris et Marceline paieront « très cher », par la suite, ce qui a été perçu en Occident comme une complicité avec le régime maoïste et la Bande des Quatre. Elle précise pourtant que cette aventure chinoise s'est soldée par une rupture en 1975, lorsque Joris et elle ont refusé de continuer à tourner des films qu'ils considéraient « faux ».
Marceline Loridan a voulu « vivre comme quelqu'un qui n'a rien à perdre ». Parler des exclus. Dénoncer l'injustice, la violence. Elle continue à témoigner sur l'horreur d'Auschwitz. Comme aujourd'hui, où elle doit nous quitter pour assister à une fiction sur son amie et compagne de camp Simone Veil (elles ont été déportées dans le même convoi). Car « il risque d'y avoir encore plein de faussetés ».
Par Juliette Rigondet

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