39-45. Souvenirs d'un antihéros du groupe Lorraine (13) : il était peut-être circoncis, mais il avait des couilles.
Le petit Delmas-Dreyfuss était haut comme trois pommes et pesait une tonne ; son profil, ses cheveux, ses mains potelées en faisaient l'archétype de l'Israélien tel que l'infâme professeur Montandon les dénonçait à la vindicte populaire sous l'Occupation. Il était peut-être circoncis, mais il avait des couilles. Son revolver, le Smith and Wesson dont tous les aviateurs de la RAF étaient équipés afin de se défendre en cas d'atterrissage forcé ou de saut en parachute chez l'ennemi, son revolver donc, il n'était pas question qu'il s'en sépare. Il le sortit de son étui, s'assura qu'il était chargé et le pointa droit devant lui en direction du sol. "Mon capitaine, ce revolver ne m'a jamais quitté pendant les trente-deux missions de guerre que j'ai accomplies", déclara-t-il d'une voix de fausset en écartant sa gabardine pour découvrir une croix de guerre avec étoile de bronze et étoile de vermeil, "personne, sauf un officier de la RAF, ne pourra me le retirer".
Trois FTP et deux gaullistes s'entretuant
Je me sentais un peu honteux. D'abord, je ne portais pas de revolver, ayant égaré le mien peu de temps après l'avoir reçu, ensuite, je ne parvenais pas à prendre au sérieux cette bouffonnerie opposant un capitaine d'opérette à un Tom Pouce illuminé. Je craignais que le train ne redémarrât sans nous et, surtout, que quelqu'un s'emparât de mes bagages, du café, des rustines, du three Nuns, des aiguilles pour Singer... Déterminé comme il l'était, je crois bien que Delmas aurait été capable d'appuyer sur la gâchette, malgré les deux FTP qui étaient venus se placer, stengun en bandoulière, entre nous et la porte qui donnait sur le quai. Il était livide et m'implorait du regard. J'imaginais cette scène grotesque de trois FTP et de deux gaullistes s'entretuant en gare de Vierzon un mois après la Libération, quand, brusquement, je me souvins de nos Airmen's Service Book, autrement dit nos carnets d'équipement, où figuraient, ligne par ligne, les éléments de la tenue de vol que nous avions reçus, y compris le Smith and Wesson avec son numéro d'immatriculation. Par chance, Delmas avait le sien sur lui, il le sortit de sa poche et le lança sur le bureau du capitaine. "Vérifiez, mon capitaine. C'est un revolver officiel."
Le fayot !
Voilà qui changeait tout. Les FTP, bien que ne comprenant pas un mot d'anglais, purent nous libérer sans perdre la face. Delmas-Dreyfuss se montra grand seigneur : "Vous avez eu raison de nous contrôler, mon capitaine. À votre place, j'aurais fait de même. Le devoir avant tout..." Le fayot ! Je suis retombé sur lui une quinzaine d'années plus tard, dans les tribunes du Parc des princes au cours d'un match de foot. Comme il était dans la fripe, il me donna la carte d'une de ses boutiques et m'assura qu'on m'y ferait des prix défiant toute concurrence. N'empêche, ce jour-là, à Vierzon, il m'avait impressionné par sa détermination et son courage. Il quitta le train avant moi, à Limoges, car ses parents s'étaient réfugiés dans la région.
39-45. Souvenirs d'un antihéros du groupe Lorraine (14) : la Légion d'honneur, quelle fumisterie !
La légion d'honneur, on l'ignore trop souvent, ne vous est accordée qu'une fois officiellement accrochée à votre veste avec les paroles d'usage par un légionnaire au moins dans le grade de celle qui vous est décernée. De là la glorieuse cérémonie, avec fanfare et attroupement, qui préside généralement à la remise de la breloque. Des chevaliers de la Légion d'honneur, je n'en connaissais pas vraiment, où alors parmi mes anciens compagnons de guerre dont la plupart étaient demeurés militaires et dont j'avais perdu la trace. Qu'à cela ne tienne, la personne que je pensais être un bureaucrate avec qui j'étais en contact me dit qu'elle allait s'occuper de mon cas. Me voilà parti pour le ministère sur mon vélo, vêtu à la hâte d'un chandail trop grand. Déception, le bureaucrate se révéla être un vague officier habillé en civil, qui m'épingla la médaille sur le chandail, débita son "au nom de la République française je vous fais chevalier de la Légion d'honneur", me refila l'accolade rituelle, tout cela sans le moindre témoin dans un bureau tristounet d'un ministère perdu.
Anarchisant ricanant
À l'époque, j'affectais un dédain pour ma période guerrière qui s'est peu à peu estompé. Ainsi, quand quarante ans plus tard je fus proposé pour passer officier de la Légion d'honneur, le grade au-dessus de chevalier - je dis bien proposé, car quand elle est attribuée à titre de guerre vous n'avez pas à en faire la demande -, le même problème s'est posé. Je me voyais mal, vu ma position d'anarchisant ricanant, demander à une de mes connaissances en position de le faire de se charger de l'opération. J'ai écrit cela dans un de mes bouquins deux ans plus tard, quand je reçus un petit mot de Françoise Giroud me disant : "Pour la Légion d'honneur, quand vous voulez." Bien de son style, sec, mais allant à l'essentiel. Françoise Giroud, j'avais pu apprécier ses grandes qualités et ses petits faibles lorsque j'avais travaillé pendant un an sous ses ordres à L'Express. Féminine, une chatte, intelligente, angoissée à propos de ses écrits, reine de la formule journalistique, putasse cela va sans dire, mais avec grâce. Donc, à mon grand étonnement, elle proposait d'officier, elle qui était déjà commandeur, le grade au-dessus, à condition que cela ait lieu dans la plus stricte intimité. Cela me convenait parfaitement, Françoise, chez elle, et en tête à tête.
La Légion d'honneur, quelle blague ! Quelle fumisterie ! Même au titre de fait de guerre, du moins en ce qui me concerne. On commençait par nous filer la croix de guerre avec citation après dix à quinze missions, suivant les risques encourus, puis après quinze missions, nouvelle citation. Avec mes 65 missions, j'ai donc eu droit à quatre citations (une étoile de vermeil et trois palmes) et automatiquement à la médaille militaire, celle qui est attribuée d'ordinaire aux gendarmes à la veille de leur retraite, car j'étais sous-officier ; eussé-je été officier qu'on m'aurait fait chevalier de cette Légion d'honneur à l'instar de certains de mes camarades de promotion plus disciplinés que moi. Ce n'était que partie remise, car deux ans plus tard, un courrier du ministère m'apprit que de plus je venais d'être promu légionnaire. Pour quelle raison, au nom de quoi, je l'ignore.
De simples livreurs de bombes
Chevalier de la Légion d'honneur ? Pour avoir tué ou blessé plus de civils que de militaires, le lot de tous les aviateurs, sans prendre énormément de risques, je ne pense pas qu'au cours de mes trente dernières missions nous ayons perdu un seul avion, tant la Luftwaffe était décimée et la DCA ennemie à bout de souffle. En fait, de glorieux petits Guynemer militaires, nous étions à partir de la fin 44 devenus de simples livreurs de bombes, les risques que nous encourions étaient proches du degré zéro.
N'empêche, la machine à décerner les décorations était en marche, car nous profitions du glorieux passé de nos prédécesseurs et des risques qu'ils avaient courus de la Libye aux missions en rase-motte de la fin 43. De la broutille de toute façon par rapport à ceux qu'avaient connus nos poilus de 14-18, la plupart issus du prolétariat et des campagnes, dans leurs tranchées pourries. Quelque part, j'avais honte de ce ruban rouge qu'aurait davantage mérité mon oncle Léonce mort en 15, étripé par une baïonnette ennemie.
Fin
Ce récit de l'écrivain-journaliste Walter Lewino est tiré de ses souvenirs rédigés quelques mois avant sa disparition en janvier 2013, complétés par des extraits de son ouvrage Cabin-boy, publié en 1991 aux Éditions de Fallois..
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