vendredi, novembre 20, 2015

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19 novembre 2015 Déplorer, maudire, ne pas comprendre (Jérôme Ferrari) Déplorer, maudire, ne pas comprendre, par Jérôme Ferrari [Le Monde, 20/11/2015] Peut-être sommes-nous entrés en guerre, peut-être sommes-nous entrés en résistance, je ne sais pas. Il y a sans doute bien des manières d’être en guerre et de résister. Les querelles sémantiques paraissent bien vaines. Mais je sais que Paris n’est pas Homs, et je crains fort que persister à boire un apéritif en terrasse ne transforme aucun de nous en Jean Moulin. Finalement, ce serait bien qu’on commence par se mettre d’accord sur le sens des mots. Avant d’entendre à la radio une ministre que je me refuse à accabler, j’ignorais, par exemple, que les stades de foot étaient des temples de la "fraternité", sur lesquels déferlent régulièrement, comme chacun sait, des tsunamis d’amour. De même, je ne suis pas très sûr de bien comprendre ce qu’une autre ministre, qu’il est également superflu de nommer, appelle "lieux de culture". L’émotion est immense, elle est légitime, et elle explique évidemment que règne une certaine confusion dans le choix du vocabulaire. Cette émotion, je n’ai aucune difficulté à la comprendre, elle est aussi la mienne, même si je demande que l’on me permette de n’en rien dire ici. J’en ai mesuré l’ampleur au cours d’un week-end sidérant passé sur Facebook. Elle est indéniablement sincère quoiqu’elle m’ait parfois semblé quelque peu ostentatoire et, pour tout dire, indécente, d’une indécence irréprochable ne provoquant qu’une nausée vague mais persistante, une gêne comparable à celle qu’on ressent lorsque, au cours d’un enterrement, des inconnus pleurent plus fort que la famille du défunt. Il me semble que respecter le deuil de ceux qui ont perdu des proches, c’est comprendre que notre peine et notre empathie, si sincères fussent-elles, ne peuvent se comparer à l’infini chagrin qui est, hélas, le leur et n’appartient qu’à eux. Mais l’horreur des attentats et la nature même des réseaux sociaux n’invitent évidemment pas à la retenue. Il est donc nécessaire que l’émotion s’exprime, même maladroitement, mais on ne peut admettre qu’elle le fasse sous la forme coercitive d’une injonction. Car une telle injonction revient à condamner d’avance comme complice ou criminel tout effort d’exercice du jugement. On assiste, comme c’était déjà le cas en janvier, à un renversement aberrant de la maxime spinoziste: il nous serait permis de rire, déplorer et maudire mais en aucun cas de comprendre. Car "comprendre", bien sûr, c’est "excuser" – et on a honte, dans un pays qui a une si haute opinion de sa stature intellectuelle, de devoir écrire que cette équivalence est d’une insondable stupidité. Mais notre amour de la dichotomie est immodéré. On en restera donc à la dénonciation unanime de la "barbarie". C’est effectivement très simple, et c’est plus confortable. Cela nous évitera de nous interroger sur une société qui veut se reconnaître dans un texte, prétendument publié dans le New York Times [en réalité, un commentaire posté sous un article par un internaute], compilant les clichés les plus grotesques sur la France – et l’on voit que l’émotion n’interdit pas qu’on tire d’une tragédie un bénéfice narcissique. Qui oserait critiquer cette société si festive, si subtilement transgressive, qu’elle suscite, en raison de sa perfection même, la colère des méchants ? Cela nous évitera de constater que lesdits méchants en sont très majoritairement des produits, et il nous sera épargné de poser cette question terrible: que se passe-t-il, en France, pour qu’une idéologie aussi répugnante que le salafisme devienne un objet de désir ? – et chercher à comprendre cela, j’ai encore honte d’avoir à l’écrire, ce n’est excuser aucun criminel, cela n’empêche même pas qu’on fasse tout pour les punir. Cela nous évitera de nous demander si la stigmatisation aveugle et collective d’une partie de nos concitoyens n’est pas le moyen le plus sûr d’encourager la radicalisation – ce que savent bien les "barbares" qui ne font pas l’erreur, eux, de ne pas chercher à comprendre leur ennemi. Cela nous évitera de nous horrifier en entendant une journaliste de France Inter demander en toute décontraction à un parlementaire si la proposition ignoble de Wauquiez d’ouvrir un Guantanamo à la française n’est pas, après tout, une si mauvaise idée que ça. Cela nous évitera enfin de nous demander si ce que nous risquons de perdre maintenant, à la vitesse inouïe qui est toujours celle des catastrophes – ce que nous avons, je le crains déjà, commencé à perdre – n’est pas plus fondamental que le champagne, l’odeur du pain chaud et les cinq à sept dans un hôtel parisien. Jérôme Ferrari

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