jeudi, mars 29, 2007

Lewino-Sternberg

Jacques Sternberg, l'étoile de la montagne d'un plat pays qui était le sien, je l'avais découvert vers la fin des années 50, cela se passait au marbre de « Arts-spectacles » un hebdo culturel comme on n'en fait plus. J'y faisais fonction de correcteur-réviseur et lui de chroniqueur en charge des dessins d'humour. André Parinaud, que rien n'arrêtait sinon les soucis financiers,l'avait brusquement promu secrétaire de rédaction. C'est ainsi que l'on vit débarquer une manière de Charlot journaliste, sautillant d'un marbre à l'autre, coupant un article trop long directement sur les morasses avec une paire de ciseaux au grand étonnement des typos qu'il eut tôt fait de séduire à la fois par son incompétence et par son humour virevoltant.

Je connaissais surtout de lui ce « Petit Silence illustré » qu'il imprimait lui-même sur ronéo, je ne sais plus qui dessinait les illustrations à même les stencils, ce qui n'était pas un mince exploit. Tirage : une vingtaine d'exemplaires. Ces ancêtres des fanzines font, ou devraient, faire la fortune des collectionneurs. Bien sûr, je n'en ai conservé aucun exemplaire. Sternberg lui-même n'en possédait plus la collection complète.

Aussitôt le courant est passé. Ce n'était en fait pas très longtemps après l'holocauste et notre façon commune de réagir a été de jouer les goys honteux, de nous proclamer juifs alors que nous ne l'étions ni l'un ni l'autre d'après la loi mosaïque, nos mères n'étant pas juives.

Je ne sais plus s'il avait déjà publié ce petit miracle de l'angoisse prémonitoire :« La sortie est au fond de l'espace »
Laissons aux spécialistes le soin de disséquer une oeuvre riche de quarante volumes à nulle autre comparable et laissons au trou noir de l'avenir le soin de dire quelle est sa place dans le panorama de la création littéraire de la seconde moitié du XXe siècle.

J'ai envie de parler de mon ami Sternberg, ce ludion sur ressort, roulant solex, et navigant sur dériveur sans jamais s'éloigner de plus d'un mile de la côte.

J'ai envie de rappeler qu¹un jour il se risqua à traverser seul sur son
rafiot le bassin d'Arcachon et en fit un bouquin de 200 pages.

J'ai envie de signaler qu'il ne pouvait pas voir une machine à écrire sans lui enfiler une feuille et taper au débotté un conte, une petite nouvelle, une short story. On sait qu'il en a publié plus de mille.

J'ai envie de me souvenir de ces samedis matin dans la boutique du Terrain Vague, rue de Verneuil, où il venait récupérer discrètement, sur ses droits d'auteur, le billet de 100 francs que Losfeld sortait de son tiroir en lui demandant de pas le dire à Pierrette sa comptable d'épouse.

J'ai envie d'avouer ma jalousie devant ses succès féminins, car ce petit bonhomme, qui ne restait pas en place et que la calvitie guettait, était expert en l'art de la séduction. Je le revois dans les bistrots où nous nous donnions rendez-vous, d'abord le Flore, puis le Select, je le revois cavalant d'une table à l'autre, saluer les dames qu'il connaissait, et dire au passage à une inconnue qu'elle avait un beau visage, les beaux visages pullulent dans ces sortes d'endroits. Dire à une femme qu'elle a un beau visage est autrement subtil que de lui dire qu'elle est belle. Le langage au service de la séduction.

J'ai envie de parler de Dorothée. De Dorothée, si belle et née dans une prison nazie, qui fut la seule maîtresse qui compta dans vie d'homme par ailleurs marié. De Dorothée, qui l'aima follement, lui pardonna tout, ne le quitta jamais et passa tous ses étés, superbe sirène, allongée nue sur son dériveur au large des plages de Trouville avant de le rendre à sa femme et de regagner sa tente au camping des Oiseaux.

J'ai envie de battre ma coulpe à propos de « L'Anonyme » son roman à la gloire de Marlon Brando, qu'il admirait entre tous au point de le transformer en une manière de Sternberg roulant Solex et naviguant sur dériveur. Je n'avais pas aimé le livre et, avouons-le, par pure perversité, je lui avais proposé d'en dire ce que j'en pensais dans un hebdo qui comptait où j'avais mes petites et mes grandes entrées. Le malheureux accepta. Il s'en releva mal mais ne m'en voulut jamais. Tel était le Sternberg que j'aimais.

J'ai envie de rappeler son combat pour le dessin d'humour, du vrai, celui qui se passe de légende et s'affirme par sa seule invention graphique. Topor, Gourmelin, Ylipe, Mose, et quelques autres, lui doivent une partie de leur renommée. Son dieu : Chaval le seul à ses yeux qui sut jouer de légendes en décalage afin de magnifier le dessin.

J'ai envie de me souvenir de son fabuleux égocentrisme qui est la marque des écrivains authentiques. Il ne pouvait parler que de lui, le plus souvent en s'auto-dénigrant. Un mélange de génie incompris, de délire inspiré et de
roublardise maladroite.

J'ai envie de le féliciter pour avoir sut d'arrêter whisky et cigarettes quand « France soir » cessa de lui payer des chroniques hebdomadaires imposées par Pierre Lazareff qui lui rapportaient gros.

J'ai envie de me souvenir que vers la trentaine nous parlions de nos essais littéraires ; que vers la quarantaine nous ressassions l'incompétence nos éditeurs et la connerie de nos (rares) critiques ; que passés nos cinquante ans nous rabâchions les succès et les échecs féminins de nos démons de midi ; que la soixantième venue nous pleurions sur notre difficulté à comprendre la mentalité et le comportement de nos petits-enfants ; que nos « septantes » années passées seules nos maladies et leurs séquelles nous tracassaient.

J'ai envie de dire qu'on en fait plus des types comme lui. Des ludions qui flottent entre deux eaux et pour qui la réussite ne relève ni de la mode ni de la rentabilité.

J'ai surtout envie de pleurer à mon tour en me rappelant qu'à notre dernier coup de téléphone ‹il ne sortait plus depuis deux ans et sa porte était interdite ‹ quand il me dit son soulagement et son bonheur de m'entendre alors qu'on lui avait dit que j'étais décédé et qu'il en avait pleuré pendant trois jours.

Merci Sternberg, merci vieux schlemil, merci pour ces larmes. Ce fut un merveilleux cadeau. On réglera ça plus tard, au paradis des auteurs mal-aimés.

Walter Lewino texte de Dorothée dans" L'Attente du Père"

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