mardi, mai 25, 2010


« CLEO DE 5 à 7 » ciné-philo. Une petite phénoménologie du corps vécu.
Posted by daniel on mai 21, 2010

Une jeune femme, belle et insouciante reçoit la « révélation » d’une maladie ; une heure et demi plus tard elle doit passer chercher les résultats des analyses médicaux… elle marche, elle arpente les rues de Paris, de 17h à 19h. Que se passe-t-il dans sa tête, dans sa chair, dans sa subjectivité ? C’est le pari de cette œuvre si particulière, petit bijou de la nouvelle vague, que nous qualifions de petite phénoménologie du corps vécu. Nous le montrer, nous le faire voir, plus encore, nous le faire vivre.

Car tout change alors, les rues, les objets, les vitrines, les rencontres, tout ce qui constitue le « monde » de cette petite Cléopâtre dont le royaume s’effondre, s’emplit rapidement de la coloration de cette attente. Elle n’est pas dans son corps comme avant. Mais au fait ? Est-elle dans son corps ?

En effet, la philosophie a été toujours confrontée à cette question : habitons-nous notre corps ou sommes-nous notre corps ? Car si la première hypothèse est vrai, nous ne le sommes pas, et, de Platon à Descartes, en passant par le bouddhisme et les monothéismes, nous sommes autre chose qu’un corps : une âme, un esprit, un souffle, chu dans un dispositif spatial, matériel, étendu, que nous appelons le corps (soma, qui était aussi le terme que le grecs utilisaient pour cadavre). Un autre regard nous mène d’Aristote à Spinoza, et jusqu’à la phénoménologie, particulièrement celle de Merleau-Ponty, Levinas, Ricœur, en essayant de le lire notre subjectivité dans la continuité de notre chair et la chair du monde, de saisir notre être comme être corporel.

Bien sûr, la science actuelle, la neurobiologie et la connaissance des systèmes cognitifs ne cessent de nous plonger dans la corporalité de nous-mêmes. Mais rien n’est entièrement convaincant de l’extérieur, car l’expérience de « notre corps » est toujours unique et presque incommunicable… tout rendu d’une expérience, soit-elle la douleur, l’émotion, la perception même de la couleur, laisse un résidu, qui ne peut être sinon vécu par soi-même. Personne d’autre ne peut expérimenter « mon angoisse », ou « ta tristesse » ou « sa douleur » ; ces états subjectifs ne se disent pas sans pronom possessif.

C’est ainsi que la phénoménologie à cherché dans la description la plus serrée de nos perceptions conscientes, telles qu’elles apparaissent dans la conscience, une voie d’entrée dans ce mystère, retourner « aux choses elles-mêmes ». C’est pourquoi le roman (Joice, Duras, ou le Sartre de La Nausée, par exemple) s’y prête peut-être mieux que l’essai philosophique. Ou encore le cinéma, art de la perception et de la durée par excellence. Resnais, Visconti, et bien d’autres ont essayé de percer cette extériorité qui nous laisse toujours en dehors de l’expérience subjective d’un autre, pour nous faire presque vivre « dans la peau » d’un personnage des fragments de vie, de bribes de temps, des histoires incarnées.

Agnès Varda, artifice des instants volés, virtuose du détail inaperçu, signe ici son deuxième film ; un coup de génie, par sa simplicité désarmante, par sa cohérence formelle. L’esthétique est entièrement au service du propos ; autant la beauté de l’actrice, qui se vit elle-même comme belle que celle de la ville « par beau temps », rien n’est innocent dans ce tableau faussement naïf.

Ces deux heures dans la vie d’une femme, que nous suivons pas à pas, son attente, ses découvertes (« en temps réel », dirait-on actuellement), son égarement, son expérience d’être elle-même en train de ne plus être ce qu’elle est, pour le dire d’une façon sartrienne… Nous assistons de plus près à la transformation d’une existence. Devant le temps physique qui égrainent les horloges omniprésentes, l’image que les miroirs revoient de plus en plus fragmentée, striée par la vie qui passe, marquée par l’avenir qui s’emmêle dans le présent…

L’« être pour la mort » qui se fait question dans son corps (et ne pas dans son être comme le dit Heidegger) de son être qui est appelé à assumer son horizon d’effacement.

Le quotidien concret de l’attitude naturelle, de ce qui est immédiatement là, donné, l’environnement, ou l’entourage, perdent ainsi leur évidence pour devenir signe, écriture, menace, vecteur, intention ; pour devenir peu à peu « monde de la vie » (Lebenswelt, en termes de Husserl) et s’imposer au corps, l’ouvrant à lui-même, et le menant à transcender la contraction que la souffrance et l’angoisse lui imposent.

Par la présence d’autrui, par l’intersubjectivité, la surprise de l’altérité, par la relation, peu à peu une autre révélation prend corps. La vie se déconstruit en se découvrant, rien de plus humain et de plus mystérieux…


Séance de « Ciné-philo » le dimanche 23 mai 2010 à 14h20 à l’Entrepôt,

7, rue Francis de PressenséParis 14e M° Pernety (8€)

présentée et animée par Daniel Ramirez,

débat sur le sujet « sommes-nous notre corps ou nous l’habitons? »

J'étais dans la salle, puis à la discussion, et personne n'a fait le rapprochement avec le rôle du modèle, c'est amusant...

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