La dernière fois que l’on a croisé cette présence à la fois légèrement récalcitrante et totalement attentive, toujours frappée d’un sourire sage et inquiet, qui était celle de Chantal Akerman, c’était mi-août, au festival suisse de Locarno, où elle présentait son dernier film, No Home Movie, à la fois un portrait bouleversant des dernières années de sa mère (décédée l’an dernier) et une manière de revisiter intimement, petite caméra au poing, la plupart des figures de son œuvre immense, qui compte plus d’une quarantaine de films, d’installations et d’essais filmés.
Après la première projection, à la faveur d’un dialogue avec le public et d’une question indélicate d’un spectateur sur la part de libération que pouvait receler ou non la mort, elle avait répondu : «Ecoutez, ma mère m’a dit : "Parfois, il vaut mieux mourir que vivre", et puis après, elle s’est laissée mourir. Peut-être pour elle cela a-t-il été une libération, je n’en sais rien. Je ne suis pas encore passée par là, bien que je passe tous les jours par là un petit peu.» Mardi matin, on a appris la disparition de la cinéaste belge, à 65 ans.
Elle en avait seulement 18 quand elle a réalisé dans sa cuisine bruxelloise son premier film, Saute ma ville (1968, année volcanique) - treize minutes d’insurrection inflammable et kamikaze contre l’ennui domestique, sous l’influence godardienne du chocPierrot le fou et de sa poésie séditieuse qui sent la poudre. Elle en avait 25 à peine quand elle signa, avec Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), son chef-d’œuvre, l’une des pièces les plus influentes de la modernité cinématographique, d’une virtuosité insensée au regard de la verdeur de son parcours, dont l’empreinte paraît toujours sensible dans les travaux de cinéastes du monde entier qui la citent en idole, tels Michael Haneke (le Septième Continent), Gus Van Sant (Elephant) ou Todd Haynes(Safe).
Trajectoire vagabonde
Entre ces deux coups de semonce, il y avait eu d’autres films courts et longs, et notamment Je, tu, il, elle (1975), où la cinéaste se filmait elle-même dans une errance hypnotique et déroutée en quête de son désir (pour une femme) à travers «un désespoir muet proche du hurlement». Mais aussi et surtout un premier exil new-yorkais, à 20 ans, aimantée et avivée par d’autres étincelles radicales, celles des films d’Andy Warhol, de Jonas Mekas, de Michael Snow.
L’Amérique deviendra pour elle l’un des pôles d’une trajectoire résolument vagabonde, où elle rencontrera une reconnaissance sans doute plus immédiate et ample que sur son continent d’origine, en même temps qu’elle pourra s’y inventer en quelque sorte une biographie de substitution, expérimentale. Là où elle n’avait d’attaches qu’esthétiques, et où se taisait l’écho de son histoire familiale dévastée par la Shoah, la mort dans les camps de plusieurs membres de sa famille, et le mutisme à cet endroit de sa mère rescapée. Là-bas, elle se décrète par la seule grâce de ses films une autre ascendance, plus brooklynoise que bruxelloise, se branche sur des palpitations étrangères, apprend puis enseigne à son tour une écriture libre, affranchie de repères et de narrations, pour concevoir des films aux formes jusqu’alors inconnues.
En Europe, qu’elle considère à l’inverse comme le territoire du récit, elle est la contemporaine et la cousine belge d’une génération de cinéastes pressés, en combustion spontanée, dominée par Rainer Werner Fassbinder ou Philippe Garrel (autre rejeton godardien passé à la caméra au sortir de l’adolescence), dont les films brûlent la pellicule d’une matière ressassante, traumatique, foudroyée. D’un rapport à la folie aussi, une incapacité furieuse à supporter l’existence telle qu’elle est donnée bourgeoisement. Des films d’horreur et de colère illuminée. Dans Chantal Akerman autoportrait (Cahiers du cinéma, 2004), elle évoque ces phases d’«explosion, dans lesquels je ne suis jamais fatiguée, et je ne me couche jamais de bonne heure, d’ailleurs je ne me couche pas». Elle affirme écrire en quelques heures ou même secondes des textes et scénarios de films : «Je fais, fais, fais, jusqu’à ce que je m’écrase.»Elle parle aussi très librement du syndrome bipolaire qui l’affecte, lui fait alterner les moments d’exaltation et d’effondrement, et façonne le mouvement d’une filmographie faite de déplacements incessants entre les territoires, les genres, les formes et les formats - la fiction avec ou sans scénario et le documentaire - maison, l’art vidéo et la comédie musicale, l’adaptation littéraire, le portrait d’artiste et l’épistolaire filmé…
Emmerdeuse tourmentée
Par-delà les faits de gloire de pionnière et les très grands films (outre ceux déjà cités, il faut mentionner les Rendez-vous d’Anna, Golden Eighties, D’Est, Nuit et jour, la Captive d’après Proust…), Chantal Akerman aura aussi inventé un personnage sans équivalent de filmeuse affranchie, de pythie insatiable, d’emmerdeuse tourmentée et géniale, animée d’un élan aussi violemment vitaliste qu’ombrageux, avec l’aura et la musicalité croassante d’une Duras. De sa découverte primale des puissances du cinéma à 15 ans à sa disparition, il y a un demi-siècle qu’elle aura sillonné en aventurière, à la fois aux aguets des transformations du monde occidental de l’après-guerre, de Tel-Aviv à Monterrey, et rivée à l’obsession de faire le point, sur l’époque, l’intime, les angoisses du moment, l’histoire qui lestait son errance incessante, sur ce que l’on peut en définitive face à ce monstre qu’est le temps, sinon lui arracher quelques pans sublimables à la force consolatoire de la caméra.